BAUDELAIRE, Charles (1821-1867)

Lettre autographe signée « Charles » à sa mère, Madame Aupick
[Paris], 1er juillet 1853, 3 p. in-8°

« Ce qu’il y a de bien certain, c’est que je ne veux plus rien donner au hasard dans ma vie, et que je prétends que la volonté en occupe toute l’étendue »

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Fiche descriptive

BAUDELAIRE, Charles (1821-1867)

Lettre autographe signée « Charles » à sa mère, Madame Aupick
[Paris], 1er juillet 1853, 3 p. in-8°
Petite réparation ancienne au scotch sur le bris de cachet, sans atteinte au texte

Remarquable lettre introspective à sa mère où il est question de volonté, clé de voûte de la création baudelairienne 


« Vendredi –
Je m’attendais bien vaguement à une petite surprise, mais je ne croyais pas que ce fût aussi beau. – Franchement, je suis très enchanté, et je conçois que dans deux ou trois jours, ayant tous les moyens de réparer une fainéantise de six mois, je n’aurai guère d’excuses.
– Quant à la question d’amour-propre, elle est nulle. – Il n’y a pas d’amour-propre possible avec ceux que nous aimons et qui nous aiment. –
Seulement, tu as été prodigue ; – il est possible que je n’accepte qu’une partie de ce que tu m’offres ;par exemple, je ne ferai peut-être payer la chambre le loyer que pour trois mois ; la question de santé, – je m’y connais assez, – peut se résoudre avec quelques drogues et quelques bains de vapeurs.
– Je n’ai maintenant plus qu’une seule inquiétude, c’est que mes créanciers ne se soient permis de bousculer mes précieux paquets et mes malheureuses paperasses, peut-être de les détruire. –
Le 15 juillet, je t’écrirai à Barèges, poste restante,
[ville d’eau et lieu de villégiature du couple Aupick] et il est possible que d’ici là j’aie pu rétablir un peu mes affaires. – Cependant, je ne dois pas me faire d’illusions, j’étais dans une belle situation aux approches du jour de l’an, et il faudra beaucoup d’adresse pour réparer ce qui est gâté.
J’ai à publier quatre volumes de fragments, je n’ai de traité que pour un seul, dont j’ai mangé l’argent. – Retrouverai-je un éditeur ? Pourrai-je rendre à celui-ci la confiance qu’il a perdue ? Je ne saurai tout cela que dans deux moi peut-être. – J’ai de plus la prétention de faire deux drames
[La Fin de Don Juan et L’Ivrogne], et je passe pour incapable de concevoir une donnée dramatique. – Qu’arrivera-t-il, je l’ignore. – Ce qu’il y a de bien certain, c’est que je ne veux plus rien donner au hasard dans ma vie, et que je prétends que la volonté en occupe toute l’étendue. – Je te remercie de tout mon cœur.
À trois mois.
Charles
Quant à Monsieur Aupick, je te supplie de ne pas faire de zèle, – et même d’être muette. »


On sait dans quelle situation financière Baudelaire a passé une grande partie de sa vie. Ainsi sollicita-t-il à de nombreuses reprises sa mère, avec qui il entretenait une relation fusionnelle. Cette lettre fait suite à un envoi plus généreux que d’habitude pour l’aider, ce qui n’est pas coutume.

En évoquant la publication de « quatre volumes de fragments », Baudelaire a de claires ambitions éditoriales : Il souhaite en effet réunir les critiques dans différents journaux et revues qu’il a publiées antérieurement pour en faire des livres. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il pense également aux Fleurs du Mal.

Il fait ensuite référence à des projets pour le théâtre ; en effet, il ne se rêvait pas exclusivement en poète, comme il le rappelle dans Mon cœur mis à nu : « Étant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien. Jouissances que je tirais de ces deux hallucinations. »

Cependant, Baudelaire ne se fait guère d’illusion sur son talent : « je passe pour incapable de concevoir une donnée dramatique ». Il se détache ainsi d’un certain bovarysme. Il n’en reste pas moins que si la poésie n’est pas le théâtre, nous pouvons déceler quelque théâtralité dans son œuvre, ainsi que l’explique Roland Barthes dans son introduction du « Théâtre de Baudelaire » (1964) : « Cette théâtralité puissante, elle n’est qu’à l’état de trace dans les projets de Baudelaire, alors qu’elle court largement le reste de l’œuvre baudelairienne. Tout se passe comme si Baudelaire avait mis son théâtre partout, sauf précisément dans ses projets de théâtre. »

Enfin, le poète, loin de mettre cette difficulté au compte du hasard, cherche à s’y soustraire. Le tout repose ainsi sur la « volonté », clé de voûte de sa conception de la création. « Paysage », dans les Fleurs du Mal (deuxième édition, 1861), premier poème de la section « Tableaux parisiens », en fait d’ailleurs l’éloge, par une quasi-sacralisation de la volonté créatrice. En témoigne l’incipit : « Je veux » et les vers « Car je serai plongé dans cette volupté, / D’évoquer le Printemps avec ma volonté », qui mènent le poème entier. Baudelaire fait de la création une mission divine.

En post-scriptum, Baudelaire fait aussi allusion à ce qui nous permet de faire l’hypothèse d’une perspective d’apaisement de ses relations avec son beau-père.

Provenance :
Collection Armand Godoy, catalogue n°45

Bibliographie :
Revue de Paris, 1er septembre 1917
Baudelaire, Correspondance, éd. Pichois, Pléiade, t. I, p. 228-229