[BAUDELAIRE] FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe signée « Gus Flaubert » à Jules Sandeau
Croisset, 26 janvier [1862], 2 p. in-8 sur papier vergé bleu

« J’ai reçu hier une lettre de Baudelaire m’invitant à solliciter votre voix pour sa candidature à l’Académie »

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Fiche descriptive

[BAUDELAIRE] FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe signée « Gus Flaubert » à Jules Sandeau
Croisset, 26 janvier [1862], 2 p. in-8 sur papier vergé bleu
Traces de pliures, quelques frottements

Flaubert ironise sur la candidature de Baudelaire à l’Académie française


« J’ai une singulière requête à vous faire, mon cher ami.
Voici l’histoire :
J’ai reçu hier une lettre de Baudelaire m’invitant à solliciter votre voix pour sa candidature à l’Académie.
Or, comme je trouve insolent de vous donner, en cette matière, un conseil, je vous prie de lui donner votre voix, si vous ne l’avez pas déjà promise à quelqu’un.
Le candidat m’engage à vous dire « ce que je pense de lui ». Vous devez connaître ses œuvres. Quant à moi, certainement, si j’étais de l’honorable assemblée, j’aimerais à le voir assis entre Villemain et Nisard ! Quel beau tableau !
Faites cela ! Nommez-le ! Ce sera beau. Il paraît que Sainte-Beuve y tient.
Je ne sais rien de toutes ces choses dans mon petit trou, étant acharné à la fin de Carthage [Salammbô], qui aura lieu dans deux ou trois semaines ; après quoi j’irai vous serrer les deux mains.
C’est ce que je fais à distance, en vous priant de me déposer aux pieds de Mme Sandeau et de me croire, mon cher Maître, tout à vous. 
Gus Flaubert »


Le 11 décembre 1861, Charles Baudelaire, qui a alors publié neuf ouvrages, présente sa candidature à l’Académie française. A cette époque, sa réputation littéraire est loin d’être mauvaise : Victor Hugo et Théophile Gautier reconnaissent son talent poétique et la pertinence de ses critiques, et les foudres qu’il s’est attirées suite au procès des Fleurs du Mal (1857) attestent d’un certain succès. C’est dans un tel contexte qu’il écrit à sa mère le 25 juillet 1861 que, selon lui, intégrer l’Académie française est le « seul honneur qu’un vrai homme de lettres puisse solliciter sans rougir ». Car le goût de la provocation du poète n’est pas méconnu, nombre de ses pairs s’interrogent sur le sérieux de sa démarche. En effet, on n’ignore guère son aversion pour l’entre-soi bourgeois, pas « en tant que représentant d’une classe sociale, mais en tant que représentant d’un mode de vie », selon Hugo Friedrich. Ce dernier ajoute que « Cela vaut aussi pour Flaubert », qui « devient aux côtés de Baudelaire le plus grand ennemi de la bourgeoisie (…) c’est une souffrance devant le manque d’esprit des hommes absolument dépourvus d’inquiétude intérieure. » Or, l’Académie française est par excellence un cénacle de bourgeois peu ouvert à la singularité – nul besoin de préciser que la poésie de Baudelaire prend amplement ses distances avec les codes traditionnels. D’ailleurs, les immortels revêtent tous le même habit quand Baudelaire est en rupture avec les codes vestimentaires.

On comprend alors l’étonnement de Gustave Flaubert face à cette candidature. Deux jours avant notre lettre, le 24 janvier 1862, le poète écrit au romancier : « j’ai fait un coup de tête, une folie, que je transforme en acte de sagesse par ma persistance (…) On me dit que vous êtes fort lié avec Sandeau (…) Je vous serais infiniment obligé si vous lui écriviez ce que vous pensez de moi [fragment repris dans la lettre de Flaubert à Sandeau]. J’irai le voir, et je lui expliquerai le sens de cette candidature, qui a tant surpris quelques-uns de ces messieurs. » Ainsi Flaubert fait-il part de sa stupéfaction à Jules Sandeau, lui-même académicien, et écrit le même jour à Baudelaire, l’informant qu’il a demandé à l’immortel de voter pour lui : « Donc sans rien comprendre à votre lettre, je viens d’écrire à Sandeau en le priant de voter pour vous. » Deux paradoxes ressortent : d’une part, Flaubert invite Sandeau à voter pour son ami tout en ironisant sur ses intentions et, d’autre part, il parle bien plus librement – jusqu’à la moquerie – à Sandeau de la candidature de Baudelaire qu’avec Baudelaire lui-même.

Le terme « histoire » annonce d’emblée le manque de prise au sérieux de Baudelaire par Flaubert, et « voir [Baudelaire] assis entre Villemain et Nisard » est presque une antithèse. Flaubert méprise autant le secrétaire perpétuel de l’Académie française que le bonapartiste et humaniste aux méthodes du XVIe siècle. Cette intuition est probablement confirmée dans la lettre de Baudelaire à Flaubert du 31 janvier 1862, dans laquelle le candidat suggère d’ores et déjà qu’il ne sera pas élu : « certains académiciens [ont] déclaré qu’ils ne me recevraient même pas chez eux. J’ai fait un coup de tête dont je ne me repens pas. »

Flaubert mentionne également Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), critique littéraire réputé : « Nommez-le ! Ce sera beau. Il paraît que Sainte-Beuve y tient. » Or, dans son article « Des prochaines élections à l’Académie » (Le Constitutionnel, 20 janvier 1862), il raconte d’une plume quasi pamphlétaire le manque de popularité de Baudelaire auprès des académiciens : « On a eu à apprendre à épeler le nom de M. Baudelaire à plus d’un membre de l’Académie, qui ignorait totalement son existence. »

Flaubert adopte une position marquée quant à la candidature de Baudelaire : il s’en moque sans réserve auprès de Sandeau, et cela comme pour pallier sa gêne à se livrer franchement à son ami.

Baudelaire se désiste finalement le 17 février 1862.

Références :
Correspondance, éd. J. Bruneau, Pléiade, t. III, p. 203
L’Académie française en toutes lettres, éd. Les Arenes Eds, p. 222-223

Provenance :
Collection Armand Godoy (12 octobre 1988, n° 52)