[EINSTEIN] BERGSON, Henri (1859-1941)

Lettre autographe signée « Henri Bergson » à Jean Becquerel
Paris, 24 sept[embre] 1922, 16 pages in-8°

« Du point de vue de la théorie de la Relativité, il n’y a plus de mouvement absolu ni d’immobilité absolue »

EUR 15.000,-
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Fiche descriptive

[EINSTEIN] BERGSON, Henri (1859-1941)

Lettre autographe signée « Henri Bergson » à Jean Becquerel
Paris, 24 sept[embre] 1922, 16 pages in-8° avec enveloppe autographe timbrée et oblitérée
Quelques annotations typographiques au crayon gras

Lettre capitale sur les enjeux et l’interprétation de la théorie de la relativité
Une intervention du philosophe qui continue aujourd’hui encore à nourrir de nombreuses controverses


Nous ne transcrivons ici que quelques fragments de cette lettre qui, bien que connue dans sa substance, est demeurée à ce jour inédite

« Monsieur et cher collègue,
J’ai bien tardé à répondre à la lettre, si intéressante et si importante, que vous avez bien voulu m’adresser. C’est qu’elle est allée me chercher de divers côtés, et m’a atteint en Suisse, à un moment où j’étais pris, à Genève, par le travail de « Coopération intellectuelle » qui nous avait été confié par la Société des nations. Me voici de retour à Paris ; je profite de mes premiers instants de liberté pour vous écrire. Le passage essentiel de votre lettre est naturellement celui qui concerne le voyage en boulet. Laissez-moi reprendre ce que j’ai dit dans mon livre [Durée et simultanéité, paru à l’été 1922] en y joignant quelques explications complémentaires.
Il y a d’abord deux remarques importantes à faire.
Si l’on se place en dehors de la Théorie de la Relativité, on conçoit un mouvement absolu et, par là même, une immobilité absolue ; il y aura dans l’univers des systèmes réellement immobiles. Mais, si l’on pose que tout mouvement est relatif, que devient l’immobilité ? Ce sera l’état du système de référence, je veux dire du système où le physicien se suppose placé, à l’intérieur duquel il se voit prenant des mesures et auquel il rapporte tous les points de l’univers. […]
2° Si l’on se place en dehors de la Théorie de la Relativité, on conçoit très bien un personnage Pierre absolument immobile au point A, à côté d’un canon absolument immobile ; on conçoit aussi un personnage Paul, intérieur à un boulet qui est lancé loin de Pierre, se mouvant en ligne droite d’un mouvement uniforme absolu vers le point B et revenant ensuite, en ligne droite et d’un mouvement uniforme absolu encore, au point A. Mais du point de vue de la Théorie de la Relativité, il n’y a plus de mouvement absolu ni d’immobilité absolue […] Paul une fois lancé dans l’espace n’est plus qu’une représentation de l’esprit, une image — ce que j’ai appelé un « fantôme » ou encore une « marionnette vide ». C’est ce Paul en route (ni vivant ni conscient, n’existant plus que comme image) qui est dans un Temps plus lent que celui de Pierre. […] Le Paul qui sort du boulet au retour du voyage, le Paul qui fait de nouveau partie alors du système de Pierre, est quelque chose comme un personnage qui sortirait, en chair et en os, de la toile où il était représenté en peinture : c’était à la peinture et non pas au personnage, c’était à Paul référé et non pas à Paul référant, que s’appliquaient les raisonnements et les calculs de Pierre pendant que Paul était en voyage. […] Je ne voudrais pas clore sans saisir l’occasion qui s’offre à moi de vous dire combien m’a intéressé et instruit votre beau livre sur « Le principe de relativité » et la « Théorie de la gravitation » , – livre indispensable à tous ceux qui ont le souci d’approfondir la théorie d’Einstein. Veuillez, Monsieur et cher collègue, agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués et dévoués
H. Bergson »


En faisant paraître Durée et simultanéité (aux éditions Alcan, durant l’été 1922), Bergson prenait un risque qu’il ne mesurait sans doute pas lui-même. Le propos de cet essai était de discuter les enjeux philosophiques de la théorie de la relativité. Les critiques de ses collègues scientifiques ne se sont pas fait attendre. Celles d’Einstein au premier chef, déplorant les « bourdes » ou les « boulettes » du philosophe. En France, c’est Jean Becquerel qui ouvre le feu avec une lettre adressée directement à l’auteur, et dont ce document constitue la réponse.
Becquerel occupe à l’époque une chaire de physique appliquée au Muséum d’histoire naturelle. On lui doit un manuel intitulé Le Principe de relativité et la théorie de la gravitation (Gauthier-Villars, 1922), ce qui fait de lui un des premiers introducteurs de la théorie einsteinienne dans le contexte français. Deux sources permettent de se faire une idée de la teneur de la lettre de Becquerel : son article publié l’année suivante (« Critique de l’ouvrage Durée et Simultanéité de M. Bergson », Bulletin scientifique des étudiants de Paris, 10 (2), mars-avril 1923), et l’extrait qu’en donne Bergson lui-même dans le premier des trois appendices ajoutés à l’édition 1923 de Durée et simultanéité – appendice qui contient également, à quelques lignes près, l’intégralité de sa réponse. Bergson choisit alors de conserver l’anonymat de son correspondant afin d’éviter de donner l’impression d’une « polémique » (selon l’entretien du 30 décembre 1923 avec Jacques Chevalier). Il se contente d’évoquer « une lettre, fort intéressante, qui nous fut adressée par un physicien des plus distingués ».
La discussion se cristallise sur un point précis : l’interprétation du ralentissement des horloges en mouvement prévu par la théorie. Le célèbre « paradoxe des jumeaux » attribué à Paul Langevin fournit une version imagée du problème, dans le cadre d’un récit à la Jules Verne : un astronaute (ici « Paul »), embarqué pour un « voyage boulet », se retrouverait, à son retour, plus jeune que son frère jumeau demeuré sur Terre (ici, « Pierre »), comme si le temps s’était écoulé moins vite pour lui ! Dans sa lettre, Becquerel insiste sur le fait que la théorie de la relativité parle bien de temps effectivement mesurés de part et d’autre par les observateurs en mouvement relatif. Bergson réitère, en le précisant, l’argument développé dans son livre, à savoir que les différences portent moins sur des temps réels que sur des temps fictifs, c’est-à-dire des temps attribués aux autres observateurs qui acquièrent du même coup le statut de simples images, ou « fantômes ». Ainsi la « dilatation » des durées associée au ralentissement des horloges en mouvement n’est qu’un « effet de perspective ». Bergson est conduit à cette conclusion par une interprétation stricte du principe de relativité : entre deux observateurs en mouvement relatif, il existe une « symétrie parfaite », chacun pouvant se considérer immobile ou mobile par rapport à l’autre. De multiples confirmations empiriques, ont depuis donné objectivement tort au philosophe, mais la question du statut du temps en relativité, comme celle de la pertinence des arguments échangés, continue à alimenter les débats philosophiques contemporains. Cette lettre constitue en ce sens une pièce maîtresse du dossier.

Nous remercions monsieur Elie During pour les renseignements qu’il nous a aimablement communiqués