CASSATT, Mary (1844-1926)

Lettre autographe signée « Mary Cassatt » au critique d’art Achille Segard
Villa Angeletto – Grasse, 14 avril [1913], 6 p. in-8° sur papier de deuil

« Et puis je voulais être un si grand peintre, Titien ou Rembrandt, rien que cela… »

EUR 18.000,-
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Fiche descriptive

CASSATT, Mary (1844-1926)

Lettre autographe signée « Mary Cassatt » au critique d’art Achille Segard
Villa Angeletto – Grasse, 14 avril [1913, d’après une inscription d’une autre main], 6 p. in-8° sur papier de deuil

Émouvante et précieuse lettre de l’artiste américaine revenant sur l’ensemble de sa carrière, ses succès et ses regrets, à l’aune de l’ouvrage à elle dédié – sa première biographie – que s’apprête à publier le critique d’art, Achille Segard


« Cher Monsieur, Je vous avais bien dit que je ne savais pas écrire. Certes oui je crois votre livre* très beau mais mettez-vous à ma place, je n’ai jamais été gâtée, et comment croire à tout ce que vous dites de bien de ma peinture ? Si j’avais gardé un peu de ce que j’ai fait, cela m’aurait permis de me voir en mieux. La seule fois que je me suis vue avec les autres, c’était chez Mme Havemeyer** et je ne faisais pas trop mauvaise figure. Je vous ai dit une fois que vous écriviez sur la peinture comme un peintre et c’est vrai. J’ai répété à Renoir ce que vous disiez sur son originalité et sur sa joie de peindre, cela lui a fait très grand plaisir, et j’étais bien contente de lui faire plaisire [sic], mais j’ai passée [sic] bien vite sur le fait que vos lignes sur lui se trouvai[en]t dans un livre sur moi, car je crois qu’il ne me trouve pas du tout à la hauteur.
Excepté Degas et Pissarro, tous ont eu cette opinion sur moi. Maintenant, Renoir trouve que Pissarro était en-dessous de tout ! Je suis ahurie quand je les trouve [sic] si peu de jugement – Comment faire. Je ne puis plus aller à Paris en ce moment cela serait perdre tout ce que j’ai gagné ici, malgré qu’il fait froid ici des tempêtes de neiges hier, mais bien moins froid qu’à Paris – Encore une fois, croyez que je trouve votre livre très beau, mais avoué [sic] qu’il y a de la vanité de ma part d’accepter cela. Et puis je voulais être un si grand peintre, Titien ou Rembrandt, rien que cela.
En même temps que votre lettre, j’ai reçue [sic] une lettre de monsieur Stillman*** qui me dit qu’en dix ans d’ici mes tableaux se vendront plus cher que les Degas !!! Et puis de New York et aussi de ma famille viennent des lettres demandant des explications sur les cubistes et autres farceurs, on ne parle que de cela là-bas. Je fais la tête – Je suis si peu connue que je comprends que vous avez trouvé difficilement un éditeur. L’autre jour, je reçois une lettre d’une journaliste, elle trouve que ma peinture mérite un article pour elle, et me convie à prendre le thé au Ritz, pour parler de cela, persuadée qu’elle est la première à me connaître, elle est américaine, bien entendu.
Néanmoins, je crois que votre livre se vendra. Peut-être que je me trompe, mais d’abord c’est si bien écrit, clairement, et on a tout de même une certaine curiosité sur mon compte. Nous vivons dans une période d’anarchie, en art ; aussi, il me semble en littérature, et on achète les tableaux tellement sans jugement, et on spécule tellement sur les tableaux, et on ne voit pas la différence entre la réclame et la vraie renommée – Depuis la vente Rouart**** n’importe quoi de Degas se vend à de grands prix, des choses indignes de lui, et heureusement Renoir fait fortune, lui qui ne pouvait vendre ses belles toiles, il travaille même dans son lit.
Si je pouvais vous causer, vous verrez que je sais parfaitement que vous avez fait un beau livre, de mesure, et sobrement, et que je suis très heureuse de la place que vous me donnez, peut-être tout de même dois-je survivre – Aussitôt que je peux je rentrerais mais je ne puis fixer une date il faut que le beau temps revienne à Beaufresnes*****. Croyez cher Monsieur à mes sentiments très amicals [sic] et reconnaissants. Mary Cassatt. »


* Un Peintre des enfants et des mères. Mary Cassatt. A. Segard. Ollendorff. Mai 1913

** Louisine Waldron, épouse de l’industriel américain Henry Havemeyer, qui avait entamé avec lui une des plus importantes collections d’art au monde. Elle eut recours aux conseils de Mary Cassatt à la fin des années 1880.

*** Le banquier américain James A. Stillman, qui, retiré à Paris en 1909, demanda à Mary Cassatt de le conseiller pour l’enrichissement de sa collection d’art.

**** La collection de tableaux et dessins d’Henri Rouart fut dispersée en deux ventes, les 16-18 décembre 1912 et 21-22 avril 1913.

***** Le château de Beaufresnes, situé sur la commune de Mesnil-Théribus, fut acquis par Mary Cassatt en mars 1894.

Convoquant le souvenir de ses amis Renoir, Degas, Pissarro, Mary Cassatt revient au fil de ces lignes, à cœur ouvert, sur sa peinture, son œuvre de créatrice, sur les impressionnistes et cet art émergeant qu’elle ne comprend pas : le Cubisme
Repérée par Degas au Salon de 1874, Cassatt – rare figure féminine de l’impressionnisme – fut considérée de son vivant comme la plus grande artiste américaine. La lettre ici présentée, aux accents testamentaires, témoigne du crépuscule créatif de l’artiste. En effet, dès l’aube de l’année 1914, frappée par la cataracte, Cassatt doit renoncer définitivement à la peinture.

A la lecture du livre que Segard lui consacre, Cassatt se montre honorée et humble : « Comment croire à tout ce que vous dites de bien de ma peinture ? » et évoque avec dédain l’émergence du courant cubiste conduit par Picasso : « … viennent des lettres demandant des explications sur les cubistes et autres farceurs. » et son incompréhension du monde artistique culturel : « Nous vivons dans une période d’anarchie, en art ; aussi, il me semble en littérature. »
Tel le survol d’une vie, l’inventaire final d’une existence consacrée au Beau, l’artiste américaine témoigne avec émotion de sa place dans l’histoire de l’art : « Et puis je voulais être un si grand peintre, Titien ou Rembrandt, rien que cela. »

Mary Cassatt fait partie des Trois Grandes Dames de l’impressionnisme (selon la formule de Gustave Geoffroy) aux côtés de Berthe Morisot et Marie Bracquemond.