FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe à sa maîtresse Louise Colet
[Rouen], mercredi 2 heures [2 décembre 1846], 3 pp. in-8°

« Je ne suis pas fait pour le bonheur, ni peut-être pour l’amour »

VENDU
Ajouter à la sélection
Fiche descriptive

FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe à sa maîtresse Louise Colet
[Rouen], mercredi 2 heures [« 2 décembre 1846 » de la main de Louis Colet], 3 pp. in-8°
Adresse autographe au verso « Me Aglaé D. », biffée par Louise Colet [Aglaé Didier était une amie intime de Louise Colet], bris de cachet

Saisissante lettre d’amour dans laquelle l’auteur ne se laisse pas moins aller à de terribles confidences – Dans un autoportrait moral, il définit sa propre conception de l’amour et du bonheur, celle qui nourrira son œuvre
L’une des plus émouvantes lettres de Flaubert


« Je suis triste, je m’ennuie, je m’embête ; je n’ai pas une idée dans la tête. Sans ce bon Max[ime Du Camp, qui était revenu à Croisset avec les Flaubert], ce serait à en périr. Me voilà rentré dans ma vie plate et monotone qui n’a quelque douceur que par son uniformité, quelque grandeur peut-être que par sa persévérance. Sitôt que je romps à mon train ordinaire et que je veux m’y remettre, j’en éprouve une amertume sans fond. Aujourd’hui, par exemple, c’est quelque chose d’analogue à l’ennui des écoliers un jour après une vacance. Tout le temps se passe à rêver au plaisir qu’on a eu et on regrette de ne l’avoir pas mieux employé. Il y a 24 heures, nous étions en voiture, nous descendions, nous nous promenions à pied dans le bois. En As-tu éprouvé quelquefois le regret que l’on [a] pour des moments perdus, dont la douceur n’a pas été assez savourée. Pour C’est quand ils sont passés qu’ils reviennent au cœur, flambants, colorés, tranchant sur le reste comme une broderie d’or sur un fond sombre.
Je repense sans cesse à la voiture, et au soleil passant à travers les rideaux jaunes. Tu avais les lèvres et les paupières d’un rose vif…
Ne me dis jamais que je ne t’aime pas, puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je n’avais jamais eues. Je sens plus la douleur que le plaisir ; mon cœur reflète mieux la tristesse que la joie. Voilà pourquoi, sans doute, je ne suis pas fait pour le bonheur, ni peut-être pour l’amour.
Je comprends bien combien je dois te paraître sot, méchant parfois, fou, égoïste ou dur ; mais rien de tout cela n’est ma faute. Si tu as bien écouté Novembre, tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis. Mais cet âge-là est passé, cette œuvre a été la clôture de ma jeunesse. Ce qui m’en reste est un peu de choses mais tient ferme. – Voilà pourquoi je me suis débattu longtemps contre l’idée d’avoir un enfant, quel triste être sortirait de moi ! la Il voudrait seulement parler et demanderait à mourir avant d’avoir vécu.
Je suis né ennuyé ; c’est là la lèpre qui me ronge. Je m’ennuie de la vie, de moi, des autres, de tout. À force de volonté, j’ai fini par prendre l’habitude du travail ; mais quand je l’ai interrompu, tout mon embêtement revient à fleur d’eau, comme une charogne boursouflée étalant son ventre vert et empestant l’air qu’on respire.
J’ai cherché à éviter les passions ; elles sont venues
. Quand je ne suis plus dans l’exercice de l’une d’elles, quand je t’ai eue quelques jours, par exemple, et que je reviens ici, rien ne pourra te donner l’idée de ce qui se passe en moi.
Adieu, je t’embrasse, je suis abruti. Je ne sais pas ce que j’écris ni seulement si tu pourras le lire.
Adieu, mille tendresses ; mais j’ai le cœur serré comme avec un cordon »


Cette lettre, écrite l’année de sa rencontre avec Louise Colet, nous dévoile la sombre image que Flaubert se fait de sa relation avec le bonheur, bien qu’il ne cache pas ses sentiments pour sa maîtresse :
« Ne me dis pas que je ne t’aime pas, puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je n’avais jamais eues. Je sens plus la douleur que le plaisir ; mon cœur reflète mieux la tristesse que la joie », sentiments qui expriment une épouvante de ce qu’est l’amour et sa forme destructrice. On décèle ici une conception de l’amour comme un sentiment vecteur de tristesse, qui n’est pas sans rappeler l’héroïne éponyme de son plus célèbre roman : Madame Bovary.
S’installe entre eux – au grand désespoir de Louise Colet – un peu plus qu’une distance géographique (elle est à Paris, lui à Croisset près de Rouen), des objets la représentent et finissent par la remplacer, en quelque sorte. Cette conception est largement illustrée dans L’Education sentimentale, où Rosanette et Mme Dambreuse suppléent Mme Arnoux lorsque Frédéric se morfond de désir ou se ronge de dépit.

Les années passant, Flaubert ne tarde pas à craindre, puis rejeter, l’amour dévorant de Louise Colet. Il ne souhaite pas s’engager avec Louise Colet dans une relation de type conjugal. L’écrivain montre une véritable hantise de la femme destructrice. Ainsi, Emma séduit malgré elle Rodolphe, le notaire Guillaumin, Léon, et son mari n’était plus qu’une « marionnette » qu’elle corrompt même par-delà le tombeau.

Quant à l’idée d’avoir un enfant, l’aversion de Flaubert pour la famille en général est bien connue : célibataire invétéré, l’écrivain a toujours refusé le carcan social du mariage et la possibilité même d’être père.

***

« Si tu as bien écouté Novembre, tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis. Mais cet âge-là est passé, cette œuvre a été la clôture de ma jeunesse »

Le héros de Novembre « mourut, mais lentement, petit à petit, par la seule force de la pensée, sans qu’aucun organe fût malade, comme on meurt de tristesse […] » (Œuvres de jeunesse, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 831)
Novembre est une nouvelle de Gustave Flaubert écrite lors de l’automne 1842, publiée à titre posthume. Cette œuvre, en partie autobiographique, où l’auteur exalte le pathos d’un jeune homme, pareil aux Souffrances du jeune Werther de Gœthe, est aujourd’hui considérée comme l’une des premières réussites de sa jeunesse littéraire.

Références :
Correspondance vol. I, Pléiade, p. 411
Correspondance de Gustave Flaubert vol. I, Conard, p. 409-410 (partiellement transcrite)
La conception flaubertienne de l’amour – A. Verlhac – Études Normandes, 1992

Provenance :
Ancienne collection Jacques Lambert