PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel » à Robert de Billy
S.l [Paris], entre le 11 et le 14 janvier 1912, 4 p. in-8°
« Surtout ne me renvoyez pas les précédents 500. Vous me les rendrez quand vous viendrez, ou me feriez un plaisir sentimental en ne me les rendant jamais et en me donnant l’illusion d’entretenir une dame avec qui vous auriez vous les relations amoureuses »
Fiche descriptive
PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel » à Robert de Billy
S.l [Paris], entre le 11 et le 14 janvier 1912, 4 p. in-8°
Filigrane : « Imperial Diadem »
Trace de pliure d’époque
Proust s’est endetté après avoir perdu au jeu à Cabourg et en Bourse
« Mon cher petit
Je vous écris un mot qui a l’air idiot et après lequel vous pourrez néanmoins me dire ce que vous voulez et que je ferai. Mais voici : j’ai non seulement tellement dépensé mais “fait jouer” pour moi à Cabourg, que je suis en déficit très gros au Crédit Industriel et à la Banque R. [Rothschild]. J’ai trouvé un peu d’argent pour attendre un peu, et j’espère ne pas avoir de difficultés pour mon terme. Mais ce sera tout juste. Inutile de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il me serait facile de vendre une valeur et de vous en envoyer le montant. Mais comme je viens précisément de me livrer à cette opération avec une Bourse déplorable, j’aimerais mieux ne recommencer que si cela était utile. Or je suppose qu’il vous est absolument indifférent que j’envoie cet argent. Je vous supplie de ne pas croire qu’il y a nonchalance de ma part et indifférence. Si vous me dites de le faire je le ferai instantanément. Et ce n’est pas parce que j’aurais distrait 500 fr. de l’équilibre instable de mes dettes (quel style !) que cela changera grand chose. Mais enfin, tâchant d’être raisonnable, peut’être serait-ce mieux pas en ce moment. Surtout ne me renvoyez pas les précédents 500. Vous me les rendrez quand vous viendrez, ou me feriez un plaisir sentimental en ne me les rendant jamais et en me donnant l’illusion d’entretenir une dame avec qui vous auriez vous les relations amoureuses. Vous ai-je jamais dit pour Lord Kitchener qu’une compétence distinguée de la côte normande m’avait dit : « je crois bien que oui »(1). Que pensez-vous de Me Depret ?(2)… et de son époux ?(3)
Tendrement à vous
Marcel
Il me semble que l’Angleterre est moins chaude pour nous. Quel ennui ce serait. Et voilà le Times qui a l’air de prendre le parti de l’Allemagne »(4).
Contraint de rentrer à Paris le 1er octobre 1911, à la fermeture du Grand hôtel de Cabourg et après y avoir perdu au jeu, Proust fit faire acheter des Rand Mines par l’intermédiaire de son secrétaire d’alors, Albert Nahmias. Les placements boursiers de Marcel Proust s’avèrent désastreux. Il y fait même presque explicitement allusion dans A La Recherche du temps perdu (voir Albertine disparue, Pléiade vol. 4. 219 et 1119).
Rappelons enfin que c’est Robert de Billy, préalablement diplomate en poste à Londres de 1896 à 1899, qui fit découvrir l’œuvre de John Ruskin à Marcel Proust en lui offrant en 1898 un exemplaire de La Bible d’Amiens.
1- Horatio Herbert premier Vicomte de Kitchener of Khartum (1850-1916), qui avait fait l’expédition du Nil en 1884-1885, gouverneur de Suakim (1886-1888), maréchal en 1909. – En marge d’un passage de La Prisonnière (conversation entre Brichot et Charlus), Proust note : « Insister sur ce que l’homosexualité n’a jamais empêché la bravoure, de César à Kitchener » (III, 1087, p. 303).
2- Il s’agit sans doute de la seconde épouse Mme Maurice Depret, née Germaine Aubry.
3- Maurice Depret, né le 11 juin 1863, secrétaire d’ambassade de 1890 à 1902, en disponibilité le 8 novembre 1903. Il avait épousé en premières noces Mlle Pérouse (Tout Paris, 1897, p. 146).
4- Allusion, semble-t-il , à l’entrefilet paru dans Le Journal du 11 janvier 1912, page 4, sous le titre La Chute du cabinet Caillaux et l’Opinion en Europe : M. Caillaux est un homme qui a une énorme confiance dans son jugement et dans son habileté à conduire les conversations difficiles. Cette confiance peut paraître déplacée, car il a diminué le prestige de la diplomatie française et ranimé contre la France des animosités mal éteintes […] Il n’y a pas de place dans le gouvernement des nations pour des hommes tels que Caillaux. Ils sont non seulement un danger pour les nations qu’ils représentent, mais pour le monde civilisé. La France a évité le danger de guerre ; il faut que le ministère fût bien équilibré pour qu’elle ait échappé au danger Caillaux »
Références :
Correspondance de Marcel Proust, Philip Kolb, Plon, vol. XI, p. 27-28, lettre n° 5
Marcel Proust II – Biographie, Jean-Yves Tadié, Folio