STENDHAL, Henri Beyle, dit (1783-1842)

Lettre autographe signée « D’Arlimpe » à Pauline Périer-Lagrange
Paris, 10 décembre [1810], 3 p. 1/2 in-4°

« On prend l’habitude d’afficher la dureté pour échapper au ridicule du tendre »

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Fiche descriptive

STENDHAL, Henri Beyle, dit (1783-1842)

Lettre autographe signée de son pseudonyme « D’Arlimpe » à sa sœur, Pauline Périer-Lagrange
Paris, 10 décembre [1810], 3 p. 1/2 in-4°
Traces de pliures d’époque, petit trou de papier provoqué par le décachetage (fragment conservé, voir photos), quelques légères rousseurs.

Longue et superbe lettre de Stendhal à sa sœur et confidente Pauline Périer-Lagrange
D’un rythme haletant et mêlant le français à l’anglais, l’écrivain lui raconte ses dernières soirées passées à tenter d’attirer en vain l’attention de Victorine Mounier, dont il est tombé éperdument amoureux


« Je parie que d’après toutes mes lettres sur la b[aronnie] tu me crois devenu un vilain ambitieux aux joues caves et ridées, à l’œil envieux, etc… Pas du tout. Je suis plus joufflu que jamais, et j’ai fait avant-hier un trait de jeune homme sensible que je veux te conter pour me relever dans ton esprit. Donc, je dînais chez M. le Comte de Jaubert. Je trouvai à côté de moi M. Amdée P[astoret]. C’est un de mes collègues. Je me livrai donc sur le champs aux douceurs d’une reconnaissance, et nous parlâmes Gr[renoble] tout le temps du dîner. Je trouvais ce dîner long, parce que j’avais trois soirées: deux de plaisir et une de devoir. Quand M. A[médée] eut bien parlé de Gr[enoble], il me parla de la manière dont il était revenu, et me dit qu’il avait fait la route très lentement, parce qu’il était avec sa mère and the miss(1)…, qui lui avaient même fait les plus grands éloges de Thuellin(2) et de la maîtresse de maison. At the name of this once so beloved girl, all my sentiment were awackened(3) . J’eus donc l’adresse d’apprendre from him that this very evening(4), il allait avec this miss to a box(5) qu’il avait loué aux Variétés, pour voir la Chatte merveilleuse qui fait courir tout Paris(6). Je n’eus rien de plus pressé que de courir moi-même me débarrasser mon costume et gagner, aussi vite que mon cheval pouvait aller, le théâtre où j’espérais la voir. J’arrive: plus de billets, excepté de quatrième galerie (ce sont des espèces de sixièmes loges où se trouvent messieurs les laquais). J’y grimpe, et, à l’aide d’une lorgnette, je découvre the brother(7) au fond d’une loge, sur le devant de laquelle étaient six femmes. Je ne puis jamais l’apercevoir distinctement. Tantôt, à un geste aimable, je croyais que c’était une femme en spencer noir ; un instant après, un chapeau bleu me semblait être elle. Je m’éborgne complètement. Je parviens à coups de poings à sortir de ce gouffre élevé et je descends aux premières, en séduisant successivement trois ouvreuses de loges. Aux premières, on m’offre une place à vingt pas d’elle. Je n’osais jamais la prendre. J’espère que voilà la timidité du sentiment véritable. Elle ne m’a pas vu depuis quatre ans, elle ne m’a, je crois, jamais vu en grand deuil; mais raison me disait tout cela, mais comme la raison n’est pas ce qui règle l’amour, je refusais la place des premières. Elle était unique. Je fus obligé de remonter aux secondes, d’où je la lorgnais à perdre les yeux, à travers le vasistas d’une loge. Impossible; je ne pus jamais la reconnaître. Je n’abandonnais cependant la place que lorsqu’elle sortit. Je courus tout triste à une de mes soirées et ai été obligé de faire mensonge sur mensonge pour m’excuser aux deux autres. Toutes mes courses au théâtre sont d’autant plus méritoires qu’il était horriblement rempli et que toutes les ouvreuses, inspecteurs, etc…, avaient redoublé de sévérité. Car le gros rat et les deux souris de Cendrillon, changés en un cocher et deux petits laquais gris souris, font pâmer tout Paris et, réellement, c’est une bêtise charmante. C’est aussi ce que je pense de ma soirée. Je veux cependant la voir.
Pour peu que ma vie actuelle dure et que tu ne viennes pas à Paris, je crois que mon cœur s’ossifiera tout à fait. Je suis comme ce célibataire qu’on pressait de se marier; je n’aime point ou presque point et ne suis point aimé. Et dans cette société, on n’est ridicule, quand on a quelque usage, que par l’expression d’un sentiment dont vous ne pouvez vous défendre. On prend l’habitude d’afficher la dureté pour échapper au ridicule du tendre. Adieu, écris-moi donc sur ton voyage qui n’est, je l’espère, que différé, et pousse ferme le maj[orat]. C’est fort essentiel, parce que nous sommes trop nombreux, qu’il faut qu’il y ait un triage et que les titres se feront.
D’Arlimpe
Mille amitiés à Périer, et à Mme Tivollier mes respects. Presse l’envoi du linge, des serviettes. Je vis d’emprunts en attendant.
Dis moi if she is pretty; she is said not pretty(8), mais je ne puis croire que les sentiments que je lui ai connus ne soient pas exprimés par quelque trait, et c’est une beauté pour qui sait la voir »


Les années 1810-1811 marquent pour Stendhal le symbole de son ascension sociale. À l’automne 1810, il est nommé Inspecteur du Mobilier et des bâtiments de la Couronne. Il fréquente alors des personnages puissants et vit notamment dans l’intimité de la famille du comte Daru. Il s’est acheté un cabriolet à la mode, des cachets à ses initiales, loue un appartement plus conforme à son nouveau statut. Sa situation sociale met fin à ses soucis financiers et lui fait espérer la baronnie (dont il est question au début de la lettre), mais le laisse insatisfait. En mal d’amour, il dit : « Ce bonheur d’habit et d’argent ne me suffit pas, il me faut aimer et être aimé ».

« Elle ne m’a pas vu depuis quatre ans »
Ses sentiments exprimés ici pour Victorine Mounier ne sont en effet pas récents. Ce sont des retrouvailles : il fait sa connaissance, dès 1806, à Grenoble, quand son ami Édouard Mounier lui présente à sa sœur. La connaissant peu, il lui imagine mille qualités et rêve de mariage. Elle demeure toutefois un amour « désincarné ». Il écrit d’abord à son frère, dans l’espoir qu’il fera lire les lettres à sa sœur puis à Victorine elle-même, sans recevoir de réponse. Il apprendra, avec dépit, le mariage de Victorine en 1811.

Sœur préférée d’Henri Beyle, Pauline (1786-1857) fut sa confidente et son alliée dans les dissensions familiales.


1- Allusion à Victorine Mounier

2- Cette ancienne maison forte, du milieu du XVème siècle, a été sans cesse agrandie au fil du temps. Le château fût rendu célèbre pour avoir appartenu à Mme Beyle, soeur de Stendhal, entre 1807 et 1816. L’auteur y séjourna régulièrement.

3- “Au nom de cette fille jadis tant aimée, tous mes sentiments de réveillèrent”

4- “D’apprendre de lui que le même soir”

5- “Cette demoiselle dans une loge”

6- La Chatte Merveilleuse ou La Petite Cendrillon est une folie en un acte de MM. Marc-Antoine Désaugiers et Gentil, jouée pour la première fois le 12 novembre 1810 au Théâtre des Variétés. La pièce, décalque du conte de Perrault, fit courir le tout Paris à telle point que le théâtre fit salle comble chaque soir.

7- “Le frère”

8- “Dis-moi si elle est jolie; on dit qu’elle n’est pas jolie”

Références :
Lettres à Pauline
, éd. L. Royer, La Connaissance, 1921, p. 104-107
Correspondance, éd. H. Martineau et V. Del Litto, Pléiade, t. I, n°418
Correspondance générale, éd. V. Del Litto, Honoré Champion, t. II, n°619