STENDHAL, Henri Beyle, dit (1783-1842)

Lettre autographe à sa soeur, Pauline Périer-Lagrange
S.l, « Dimanche », [13 mai 1810], 3 p. 1/4 in-4°

« Le commencement de juin me verra aux rives du Rhône, en grossissant le cours de mes larmes amères »

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Fiche descriptive

STENDHAL, Henri Beyle, dit (1783-1842)

Lettre autographe à sa soeur, Pauline Périer-Lagrange
Dimanche, [13 mai 1810], 3 p. 1/4 in-4°, adresse autographe sur la quatrième page
Bris de cachet à l’ouverture de la lettre, sans atteinte au texte, petites fentes aux plis

Le jeune Stendhal désespère de savoir Victorine Mounier lui échapper et se console dans les bras d’une autre


« Il paraît que je ne pourrai pas me dispenser d’aller faire un tour à Lyon. C’est un contre-temps très marqué pour les intérêts d’ambition. Pour les autres, tu sens si je puis m’affliger d’une destination qui me donne l’espoir de te revoir. Mais pendant mon absence, qui pressera ma nom[inati]on et, une fois nommé, qui sera là pour me faire employer à Paris et éviter la triste sous-préfecture ? Je serai C[ommissaire] d[es] G[uerres] de la place de Lyon, beau poste, mais accablé d’affaires pour lesquelles il faudra au moins trois ou quatre secrétaires que je ne pourrai pas engager, car au premier signe officiel que je suis nommé, je déserterai, non pas pour aller boire, mais pour me faire examiner. Mon ordre est du 8, j’aurais dû être à Lyon le 18 au plus tard. M. Charmat, mon ordonnateur, sera en colère d’avoir été chargé tout ce temps de l’ennuyeuse besogne de sous-ordre. Ce cruel-là me refusera la permission d’aller passer vingt-quatre heures à Grenoble. Voilà le plan du drame que je vais exécuter cet été. Je n’ai pas le temps de te parler de ta simple et charmante lettre. Tu ne  m’annonces que de mauvaises nouvelles et cependant, en lisant ta lettre, j’étais beaucoup plus occupé de la finesse et de la simplicité charmante que j’y trouvais, que du plat renard qui vient m’enlever ce qu’il n’appréciera pas et ce que j’aimais mieux que lui [allusion au mariage de Victorine Mounier]. J’ai pris, sans qu’il y parût, des renseignements sur l’homme. C’est l’égoïste le plus sec et le cœur le plus étroit que nous connaissions, me dit-on de toutes parts. Comment ton amie, à qui je fais la justice de ne pas la croire aveuglée par l’amour, ne voit-elle pas ce qui frappe tout le monde ?
Connais-tu quelqu’un à Lyon ? Envoie-moi une lettre de recommand[ati]on poste restante. J’y serai d’un beau sombre. Mes journées sont remplies ici par une femme, dont je ne suis pas amoureux, mais à laquelle je pense sans cesse. Depuis que je vois le départ sous mes pas, je ne puis plus lire, tant je pense à elle. Je crois qu’il ne faut qu’un peu d’absence à tout cela pour me remplir de la mélancolie la plus ridicule. Ce qui me le fait craindre, c’est que je ne l’ai pas. Je te conterai tout ça et tu te moqueras de moi ferme. Je me conduis comme un respectable membre de Lycée. Il me semble que je partirai d’ici à huit jours, par conséquent le commencement de juin me verra aux rives du Rhône, en grossissant le cours de mes larmes amères.
Ne dis pas mon voyage à Gr[enoble], même à nos parents. Il y a encore quelque possibilité de l’éviter. »


Les sentiments exprimés ici pour Victorine Mounier (1783-1822) ne sont pas récents. Stendhal, qui n’est encore qu’Henri Beyle,  fait sa connaissance dès 1806 à Grenoble, quand son ami Édouard Mounier lui présente sa sœur. La connaissant peu, il lui imagine mille qualités et rêve de mariage. Elle demeure toutefois un amour « désincarné ». Il écrit d’abord à son frère, dans l’espoir qu’il fera lire les lettres à sa sœur puis à Victorine elle-même, sans recevoir de réponse. Stendhal apprendra, avec dépit, le mariage de Victorine en 1811.
L’année 1810 marque pour Stendhal le début de son ascension sociale. Ayant reçu l’ordre de se rendre à Lyon le 11 mai 1810 mais qu’il décide finalement d’ignorer, il continue à fréquenter les théâtres, à lire, à se promener, et à écrire. Nommé auditeur au Conseil d’État le 1er août, il devient à l’automne inspecteur du Mobilier et des bâtiments de la Couronne. Stendhal fréquente alors des personnages puissants et vit notamment dans l’intimité de la famille du comte Daru. Il s’est acheté un cabriolet à la mode, des cachets à ses initiales, loue un appartement plus conforme à son nouveau statut. Sa situation sociale met fin à ses soucis financiers et lui fait espérer la baronnie (dont il est question au début de la seconde lettre), mais le laisse insatisfait. En mal d’amour, il dit : « Ce bonheur d’habit et d’argent ne me suffit pas, il me faut aimer et être aimé ».

Soeur préférée d’Henri Beyle, Pauline (1786-1857) avait épousé en 1808 François-Daniel Périer-Lagrange et habitait alors au château de Thuellin près de Brangues où se déroulera le fait divers à l’origine du roman Le Rouge et le noir.
Veuve à l’âge de 31 ans, Pauline devait se trouver dans l’embarras, son mari ayant mal géré ses biens. Elle s’en sorti grâce à l’aide de son frère qui lui verse régulièrement une rente et lui lègue ses modestes biens à son décès.

Provenance :
Collection du Dr Jean Marchand

Bibliographie :
Lettres à Pauline, éd. L. Royer, La Connaissance, 1921, p. 79-80
Correspondance générale, éd. V. Del Litto, Honoré Champion, t. II, n°566