ZOLA, Émile (1840-1902)

Lettre autographe signée « Emile Zola » [à Albert Lacroix]
Paris, 13 sept[embre] 1867, 2 pp. in-8°

« Je compte sur un succès d’horreur »

EUR 5.500,-
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Fiche descriptive

ZOLA, Émile (1840-1902)

Lettre autographe signée « Emile Zola » [à Albert Lacroix]
Paris, 13 sept[embre] 1867, 2 pp. in-8° à l’encre noire, en-tête de la Librairie Internationale
Annotation « Zola » (d’époque et à l’encre noire) d’une autre main, petits manques en marge inférieure affectant une lettre, fentes aux plis, discrètes réparations au papier Japon

Remarquable lettre du tout jeune Zola, quelques semaines avant le lancement de Thérèse Raquin, qui le fit connaître du grand public Exprimant un besoin financier pressant, l’écrivain n’en caresse pas moins de hautes ambitions pour le succès de son ouvrage

C’est dans cette même lettre que Zola annonce pour la première fois le titre définitif du livre


« Cher Monsieur,
Si je ne vous ai pas envoyé les numéros de L’Artiste
¹ qui contiennent mon roman, c’est que M. Guérin [employé de la Librairie Internationale] m’avait assuré que vous deviez avoir ces numéros à Bruxelles. Aujourd’hui encore, il me dit que votre maison de Paris vous les enverra, si vous ne les avez pas. Donc je ne m’inquiète pas de ce détail. Quant au titre, il sera d’autant meilleur, selon moi, qu’il sera plus simple. L’œuvre s’intitule dans L’Artiste : Un Mariage d’amour, mais je compte changer cela et mettre : Thérèse Raquin, le nom de l’héroïne. Je crois que le temps des titres abracadabrants est fini et que le public n’a plus aucune confiance dans les enseignes. D’ailleurs, la question du titre n’en sera pas une. Je vous avoue que j’ai besoin d’argent et que je préférerai vous vendre la propriété de l’œuvre pour un certain nombre d’années, si vous croyez pouvoir m’offrir une somme raisonnable. Dans le cas où vous ne voudriez pas acheter l’œuvre, je vous demanderais le douze pour cent sur le prix fort, payable le jour de la mise en vente. Je tiens surtout à éviter les ennuis qui se sont produits au sujet de La Confession de Claude [son deuxième ouvrage, publié également chez Lacroix deux ans auparavant]. Il est préférable que la question d’argent soit réglée sur-le-champ entre nous, sans avoir besoin de recourir plus tard à des inventaires.
Veuillez, chez Monsieur, me donner une réponse définitive au plus tôt. Je tiens à ce que ce livre paraisse en octobre. Prenez connaissance de l’œuvre, laissez-moi choisir un titre bien simple
², et faites-moi à votre tour vos conditions. Dites-moi combien vous me donneriez pour la propriété de l’œuvre pendant un nombre fixé d’années. L’affaire peut être conclue en quelques jours, et c’est ce que je désire.
En deux mots, voici le sujet du roman : Camille et Thérèse, deux jeunes époux, introduisent Laurent dans leur intérieur. Laurent devient l’amant de Thérèse, et tous deux, poussés par la passion, noient Camille, pour se marier et goûter les joies d’une union légitime. Le roman est l’étude de cette union accomplie dans le meurtre ; les deux amants en arrivent à l’épouvante, à la haine, à la folie, et ils rêvent l’un et l’autre de se débarrasser d’un complice. Au dénouement, ils se suicident. L’œuvre est très dramatique, très poignante, et je compte sur un succès d’horreur.
Une prompte réponse, je vous prie.
Votre dévoué
Émile Zola »


1- Revue hebdomadaire illustrée (de 1831 à 1904), réputée pour avoir publié des estampes et des écrivains de qualité. Le roman, d’abord intitulé Un Mariage d’amour, avait préalablement été publié en feuilletons dans la revue.

2- Le 9 novembre 1867, A. Lacroix et Verboeckhoven, libraires-éditeurs, préviennent Zola qu’ils ont le bon à tirer du titre et de la couverture de Thérèse Raquin, ajoutant : « Nous avons supprimé le mot étude qui était, d’après nous, du plus mauvais effet sur la couverture et qui, d’un autre côté, aurait pu faire tort au volume, en ce sens qu’il pouvait faire croire que votre volume était une œuvre aride et trop sérieuse et éloigner par là toute une catégorie de lecteurs. En tout cas, ce sous-titre nous a paru inutile ; n’est-ce pas votre avis aussi ? »

Le jeune Zola, alors âgé de 27 ans, laisse ici déjà entrevoir l’assurance qu’on lui connaîtra par la suite, celle d’un écrivain assez certain de son œuvre. Il n’en demeure pas moins dans le besoin, qu’il explicite sans détour à Lacroix, connu notamment pour avoir été le premier éditeur des Misérables.

« Je crois que le temps des titres abracadabrants est fini… »
L’encrage qu’implique le choix pour Zola d’appeler le livre Thérèse Raquin tend à effacer l’étape de la parution en feuilleton dans L’Artiste. L’écrivain flatte l’éditeur et définit en quelque sorte la seconde naissance du roman. Ce sens du titre, que Zola est déjà en train d’affiner, deviendra plus tard l’un de ses grands talents, accordant une importance décisive à cette amorce signifiante.

« L’œuvre est très dramatique, très poignante, et je compte sur un succès d’horreur »
En résumant l’histoire en fin de lettre, Zola nous montre qu’il est toujours très scrupuleux à s’adapter aux préférences du destinataire. Il insiste sur l’intrigue, la portée dramatique, la dimension psychologique, et enfin les innovations stylistiques. Il fait de l’hypotypose sa marque de fabrique aux moments clefs. Zola est à cette époque le seul porte-drapeau du naturalisme, courant littéraire succédant au réalisme, qu’il expose trois ans plus tôt dans sa célèbre missive à Anthony Valabrègue au moyen de la célèbre métaphore des trois écrans. Les effets de lecture qu’assure Zola sont donc ici des données aisément convertibles en termes de succès éditorial.

Thérèse Raquin est conspué par la critique, notamment par Louis Ulbach qui publie dans Le Figaro une violente charge intitulée « La littérature putride ». Le succès est toutefois au rendez-vous et Zola devient connu du grand public. Sa carrière de romancier est définitivement lancée…

Bibliographie :
Correspondance, t. I, éd. du CNRS, Les Presses de l’université de Montréal, p. 522-523, n°199