[ZOLA] FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Deux lettres autographes signées « Gve Flaubert » à Émile Zola
[Croisset, 26 mai et 3 juin 1874], 5 pp. in-8°

« L’abbé Faujas est sinistre et grand – un vrai directeur ! Comme il manie bien la femme, comme il s’empare bien habilement de celle-là, en la prenant par la charité, puis en la brutalisant ! »

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Fiche descriptive

[ZOLA] FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe signée « Gve Flaubert » à Émile Zola
S.l.n.d [Croisset, 26 mai 1874], 1 p. in-8° sur papier vergé
Fente au pli central, ancienne trace d’onglet

Puis

Lettre autographe signée Gve Flaubert à Émile Zola
Croisset près Rouen, 3 juin [Croisset, 3 juin 1874], 4 pp. in-4°
Trois mots soulignés par Alexandrine Zola, ancienne trace d’onglet

Réunion de deux lettres sur La Conquête de Plassans, formant sans nul doute la critique la plus détaillée de Flaubert sur un roman de son ami Zola


[Première lettre]

« Mardi soir.
C’est très fort ! mon brave homme ! Je l’ai lu tout d’une haleine, & j’en suis étourdi.
Dans 8 jours je le relirai lentement ! p[ou]r voir si j’ai raison d’être enthousiasmé.
J’ai reçu un g[ran]d choc, comme d’une machine électrique.
Vous ne serez pas poursuivi. La poésie vous sauvera. Mais je comprends les terreurs du jeune Charpentier.
à dimanche une longue bavette sur votre truculent bouquin.
tout à vous
Gve Flaubert
Je trouve Barbané très médiocre de fond & de forme,« quoi qu’on dise ». Celui-là, par exemple, je ne le relirai pas. Je le sais. »

[Seconde lettre]

« Je l’ai lue, « La Conquête de Plassans, » lue, tout d’une haleine comme on avale un bon verre de vin puis ruminée – & maintenant, mon cher ami, je cause j’en peux causer, sciemment.
J’avais peur après Le Ventre de Paris que vous ne vous enfonciez dans le système, dans le parti pris. Mais non ! Allons, vous êtes un gaillard ! et votre dernier livre est un crâne bouquin !
Peut-être manque-t-il d’un milieu proéminent, d’une scène centrale, & (chose qui n’arrive jamais dans la nature) et peut-être aussi, y a-t-il un peu trop de dialogues dans les parties accessoires ! Voilà, en vous épluchant bien, tout ce que je trouve à dire, – de défavorable – mais quelle observation ! quelle profondeur ! quelle poigne !
Ce qui me frappe, c’est d’abord, le ton général du livre, la cette férocité de passion sous une surface bonhomme. Cela est fort, mon vieux, très fort, râblé & bien portant.
Quel joli bourgeois que ce Mouret, avec sa curiosité son avarice, sa résignation (p. 183-184) et son aplatissement ! L’abbé Faujas est sinistre et grand – quel un vrai directeur ! Comme il manie bien la femme, comme il s’empare bien habilement de celle-là, en la prenant par la charité, puis en la brutalisant !
Quant à elle (Marthe), je ne saurais vous dire combien je la trouve bien elle me semble réussie, & l’art que je trouve au développement de son caractère, ou plutôt de sa maladie. J’ai parti surtout remarqué les pages 194, 215 et 227, 261, 264, 267. – Son état hystérique, son aveu final (p. 350 & sq.) est une merveille. Comme le ménage se dissout bien ! Comme elle se détache de tout à mesure et en même temps son moi, son fond. Il y a là une science de dissolution profonde.
J’oublie de vous parler des Trouche, – qui sont adorables comme canailles – & de l’abbé Bourette [Bourrette], exquis avec sa peur & sa sensibilité.
La vie de province, les jardins qui se regardent, le ménage Paloque, les Rastoil, & les parties de raquette parfait, parfait.
Vous avez des détails excellents, des phrases, des mots qui sont des bonheurs, page 89 17, « … la tonsure comme une cicatrice », 181, « j’aimerais mieux qu’il allât voir les femmes » 89, « Mouret avait bourré le poêle », etc.
Et le Cercle de la jeunesse ! Voilà une invention vraie.
J’ai noté en marge bien d’autres endroits.
– Les détails physiques qu’Olympe donne sur son frère – la fraise,
– La mère de l’abbé prête à devenir sa maquerelle 152 – et son coffre ! (338).
L’âpreté du prêtre qui repousse les mouchoirs de sa pauvre amante parce que cela sent « une odeur de femme ».
– « Au fond des sacristies, le nom de Mr Delangre… » et toute la phrase qui est un bijou.
Mais ce qui écrase tout – ce qui couronne l’œuvre c’est la fin ! Je ne connais rien de plus empoignant que ce dénouement. La visite de Marthe chez son oncle, – le retour de Mouret, & l’inspection qu’il fait de sa maison ! La peur vous prend, comme à la lecture d’un conte fantastique, & vous arrivez à cet effet-là par l’excès de la réalité, par l’intensité du vrai ! Le lecteur sent que la tête lui tourne comme à Mouret lui-même.
L’insensibilité des bourgeois qui contemplent l’incendie assis sur des fauteuils est charmante. & vous finissez par un trait sublime : l’apparition d’u de la soutane de l’abbé Serge au chevet de sa mère mourante, comme une consolation ou comme un châtiment !
Une chicane, cependant. Le lecteur (qui n’a pas de mémoire) ne sait pas quel instinct pousse à agir comme ils font Me Rougon et l’oncle Macquart. Deux paragraphes d’explications eussent été suffisants. N’importe ça y est et je vous remercie du plaisir que
vous m’avez fait.
Dormez vous sur vos deux oreilles, c’est une œuvre
Mettez de côté, p
[ou]r moi, toutes les bêtises qu’elle inspirera. Ce genre de documents m’intéresse.
Je vous serre la main très fort, & suis
(vous n’en doutez pas)
vôtre
Gve Flaubert »


Quatrième volume des Rougon-Maquart, La Conquête de Plassans parait au printemps 1874 chez Charpentier et raconte l’histoire de l’abbé Faujas, prêtre bonapartiste prêt à tout pour reconquérir la ville de Plassans tombée aux mains des légitimistes. Dans cette violente attaque contre le clergé, Zola dépeint une Église complice du pouvoir politique, manipulatrice, utilisant la piété naïve des fidèles, notamment des femmes, à travers des pratiques où la foi n’est en fait qu’un voile masquant d’autres ambitions.

Flaubert émet d’abord une brève réaction à chaud, après une première lecture, l’ayant laissé « étourdi ». Il se dit « sous le choc », et à raison, car il va, une semaine plus tard, se livrer à une critique cette fois sans réserve, allant jusqu’à citer des passages, sur le roman tout récemment paru de son ami Zola.
Notons que ce n’est pas sans une certaine appréhension que Flaubert entreprend la lecture de ce quatrième volume des Rougon-Macquart ayant succédé au très décrié Ventre de Paris. Il ne s’en cache pas, ce dernier roman lui avait déplu car s’inscrivant selon lui trop en profondeur dans la doctrine naturaliste, le « système, le parti pris » au travers du petit peuple parisien.
La Conquête de Plassans offre en effet une formule romanesque différente.
On remarque aussi que Flaubert se délecte de la façon dont la bourgeoisie est dépeinte, cette même bourgeoisie de province dont il s’était lui-même moqué dans ses précédentes œuvres : Madame Bovary et L’Éducation sentimentale.
Soulignant enfin l’emprise de l’Abbé sur le couple Mouret, et plus particulièrement sur Marthe, que la déchéance fera sombrer dans la folie, Flaubert apprécie avec quelle précision et froideur scientifiques Zola décrit les ravages du déséquilibre qui frappe les deux personnages.

Bibliographie :
Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Pléiade, t. IV, p. 801 (première lettre)
Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Pléiade, t. IV, pp. 805-806 (seconde lettre)
Flaubert, Correspondance, éd. René Descharmes, Le Centenaire, t. III, pp. 541-543 (seconde lettre)

Provenance :
Collection personnelle d’Émile Zola
Puis Alexandrine Zola, par descendance
Puis famille Le Blond-Zola, par descendance