Hugo, ennemi d’État.
Chronologie d’une évasion.


LETTRE DE VICTOR HUGO À JOSÉPHINE TRÉBUCHET, le 19 DÉCEMBRE 1851

Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Victor Hugo entre dans la clandestinité. À la tête du comité de résistance regroupant les membres de la gauche et de l’extrême gauche, il tente de soulever le peuple, mais comprend assez vite qu’il n’y parviendra pas. Après le massacre des grands boulevards (4 décembre), sa tête est mise à prix, il doit organiser sa fuite.

Ministère de l’Intérieur. Avis au peuple français, (Imprimerie nationale, plébiscite décembre 1851) © BnF

Juliette Drouet, qui veille sur lui, reçoit la visite d’une ancienne amie, Mme Lanvin, qui lui propose de mettre le passeport de son mari, ouvrier typographe, à la disposition de Victor Hugo. Il fallait trouver une destination et un motif de voyage. Juliette Drouet avait une autre amie dont le mari exerçait le métier d’imprimeur à Bruxelles : il accepta d’écrire la lettre d’invitation à Bruxelles pour M. Lanvin, nécessaire à l’obtention d’un passeport.

Juliette Drouet lithographiée par Alphonse-Léon Noël, 1832

Victor Hugo avait la chance d’avoir son cousin germain et vieux camarade d’étude, Adolphe Trébuchet (1801-1865), à la tête depuis 1848 du Conseil de salubrité à la Préfecture de police de Paris : ce dernier facilita très vraisemblablement la fabrication du passeport qui permit à Victor Hugo de passer en Belgique sous l’identité et les habits de l’ouvrier typographe Jacques-Firmin Lanvin, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1851.

Le 12 décembre au matin, il arrive à Bruxelles. Il trouve une chambre à proximité de la Grand-Place, dans le petit hôtel de la Porte-Verte, disparu en 1905, rue de la Violette, n° 31. Sa chambre au 2e étage, qui porte le numéro 9, est rien moins que luxueuse : « Je mène une vie de religieux. J’ai un lit grand comme la main. Deux chaises de paille. Une chambre sans feu. Ma dépense en bloc est de 3 francs cinq sous par jour, tout compris. » Il y restera jusqu’au 5 janvier.

Le 14 décembre, Juliette Drouet le rejoint à Bruxelles avec sa fameuse « malle aux manuscrits », qui contient toutes ses œuvres passées et une partie de celles à venir, à commencer par les deux tiers des futurs Misérables. Elle s’installe dans une petite chambre des galeries Saint-Hubert (passage des Princes, 10).

Fragment des Misérables, provenant de la malle aux manuscrits. Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, NAF 13380, fol. 294v°, 296-298 © Bibliothèque nationale de France

Les 18 et 19 décembre, Mme Victor Hugo restée à Paris pour veiller sur sa fille Adèle et ses deux fils en prison vient rejoindre son mari, sur sa demande, pour discuter d’une « foule de choses essentielles et impossibles à écrire ». Il en profite pour lui confier son courrier, sachant que la poste était déjà surveillée de près ; notamment une lettre pour chacun de ses deux fidèles amis Paul Meurice et Auguste Vacquerie, une lettre pour sa fille Adèle, ainsi qu’une lettre pour remercier sa cousine Joséphine Trébuchet, qui prenait régulièrement des nouvelles des siens depuis le coup d’État :


Lettre autographe signée de Victor Hugo, le 19 décembre 1851

“Bruxelles – 19 Xbre
Ma femme me dit toutes vos charmantes bontés, chère cousine, comment vous remercier. Hélas ! je n’ai plus le bras long, sans quoi, je vous embrasserais de Bruxelles à Paris.

Dites à mon cher et bon cousin que mon cœur est plein de lui. J’ai lutté pour le droit, pour le vrai, pour le juste, pour le peuple, pour la France, contre le crime sous toutes ses formes, depuis la trahison jusqu’à l’atrocité. Nous avons succombé, mais vaillamment et fièrement, et l’avenir est à nous. Dieu soit loué toujours !
Je vous baise les mains, ma cousine.
Victor H.
Embrassez ma chère fille pour moi.”


Cette lettre familiale et confiante (Adolphe était presque un frère pour lui, malgré leurs divergences d’opinions), l’une des premières de l’exil, est écrite à la hâte, dans le tourbillon des décisions à prendre. Elle résume comme les autres la situation. Victor Hugo écrivait à Auguste Vacquerie le même jour : « je viens de combattre, et j’ai un peu montré ce que c’est qu’un poète. » Et à Paul Meurice :

« Cher ami, j’espère que ceci sera court. Si c’est long, nous en sourirons plus longtemps. Quelle honte ! Heureusement la gauche a vaillamment tenu le drapeau. Ces misérables ont accumulé crimes sur crimes, férocité sur trahison, lâcheté sur atrocité. Si je ne suis pas fusillé, ce n’est pas leur faute, ni la mienne. »

En même temps qu’il remerciait sa cousine, Victor Hugo était inquiet pour le vrai Jacques-Firmin Lanvin, resté à Paris en pleine dictature, peut-être compromis par sa générosité. Son « cher et bon cousin » Adolphe Trébuchet, en reprenant l’expression que Victor Hugo avait employée pour sa femme (« je n’ai plus le bras long »), apaisera ses scrupules par une lettre datée du 25 décembre, premier Noël de l’exil :

« Rassure-toi, toi seul as couru des dangers, Lanvin n’en a couru aucun. Au contraire, il est récompensé, et c’est juste. Il a bien fait de te prêter ton passeport. Je peux lui donner une place, et je la lui donne. Et à cette place est attachée, pour l’avenir, une petite pension de retraite. Ce brave Lanvin devra cela à sa bonne action, et à toi. Tu vois que les proscrits ont le bras long. Je t’embrasse et je te suis dévoué.
Ton cousin,
Adolphe Trébuchet »

Faut-il comprendre qu’une partie au moins du nouveau gouvernement, pour une question d’image assez évidente, préférait pour l’instant savoir Victor Hugo vivant à l’étranger plutôt que mort (ou vif) en France ? C’est une possibilité à ne pas écarter.
C’est en tout cas du 19 décembre 1851 aussi que date ce qui est sans doute la première réflexion de Victor Hugo sur le seuil de l’exil, et qui témoigne de la même satisfaction du devoir accompli :

“Chaque jour les épaisseurs entre la mort et moi diminuent.
Je vois la transparence de l’éternité.”

Victor Hugo en exil en 1852 © Getty / Hulton Deutsch / Collection Corbis Historical

Dans sa petite chambre du passage des Princes, toujours en ce 19 décembre, entre trois et quatre heures de l’après-midi, Juliette Drouet qui le trouvait préoccupé cherchait à le réconforter, dans une veine à peine moins prophétique :

“Mon Victor, j’en ai le pressentiment, cet exil, si tristement et si anxieusement commencé, s’achèvera dans toutes les saintes joies de la famille et dans toute la splendeur du triomphe de tes idées et la gloire de ton martyre. J’en suis sûre comme je suis de t’adorer jusqu’à mon dernier soupir.”


Par Jean-Marc Hovasse, juillet 2020