SARTRE, Jean-Paul (1905-1980)
Autograph manuscript for « Les Communistes et la paix »
N.p, [c. late 1953 – March 1954], 6 p. in-4°
« It is misery that drives the peasant to the city factories. And this misery is provoked »
Fact sheet
SARTRE, Jean-Paul (1905-1980)
Autograph manuscript for « Les Communistes et la paix »
N.p, [c. late 1953 – March 1954], 6 p. in-4° in black ink on graph paper
Slight missing bit on lower right corner of first folio (without affecting the text), tiny tears on margins, slight browning
An important preparatory manuscript for the third part of « Les Communistes et la paix » – Sartre analyses in depth the peasant world, the history of the rural exodus and its causes
From the B. & R. Broca collection
There are many variations between the present working manuscript – which has remained unpublished – and the published text. We transcribe here only a few fragments:
[Folios n°1 to 3:]
« En France, sous les beaux noms dont on la couvre, vous retrouverez la même opération. La ville, nous dit-on, attire le paysan, elle le fascine […] l’agriculture manque de bras ; certains ministres ont tenté de réagir, M. Méline [Jules Méline (1838-1925), défenseur du monde agricole, plusieurs fois ministre, il met en place en 1892 des mesures protectionnistes pour les produits agricoles] fut l’un de ceux-là et René Bazin se fit son Virgile [allusion à son roman Ainsi la terre meurt, publié en 1898]. Sous la poésie des blés qui lèvent et des terres qui meurent, vous retrouvez le mécanisme de la pensée bourgeoise et sa vision atomistique du monde social. La ville : une grosse masse, le paysan : un corpuscule. Tout se passe entre eux très proprement, d’ailleurs, et sous les auspices de Newton. Chaque force agissant comme si elle était seule, le paysan est isolé en face de la cité : les 840.000 émigrant ruraux de 1880 ont été victimes de 840.000 petites observations singulières : les effets souverains de ce déplacement n’ont été ni prévus ni voulus par personne. Surtout pas par l’industriel. Bref l’exode rurale est un mouvement de masse, le résultat des danses solitaires de milliers de molécules aux destins identiques qui vont s’agréger aux agglomérations industrielles. Un seul coupable mais répété à 840.000 exemplaires : l’homme des champs lui-même qui, trop ignorant de son bonheur, choisit à ses risques et périls la condition ouvrière. Le pieux mensonge traduit des troubles de conscience : car enfin, chacun sait que le paysan (sauf, peut-être, depuis 1920) n’est pas attiré par la ville : on le pousse dans le dos jusqu’à l’y faire entrer.
Dans les campagnes, c’est Dieu qui donne les enfants. Ou le Diable. L’homme peut déflorer la fécondité de sa campagne mais sans voir le moyen de la limiter. Résultat : trop de bouches à nourrir. Une émigration chronique, dans l’Ancien Régime, équilibrant tant bien que mal l’excédent de population, mais elle alimenterait rarement l’industrie. Le cas des Bretons et typique : personne n’émigre plus qu’eux et depuis des siècles. Pourtant, arrivé dans les villes, il garde sa mentalité de primitif, qui le rend inapte à la spéculation du travail… […] Si le paysan était attiré par les villes, l’émigration serait continue. Ou, du moins, pourrait-on faire coïncider ses plus grandes poussées avec quelque victoire ouvrière. Ici rien de tel : cet exode intermittent ne peut s’expliquer ni par les charmes de la vie urbaine, ni par une surpopulation chronique ni même par l’émiettement de la terre. C’est la misère qui chasse l’homme des champs vers l’usine. Et cette misère est provoquée.
Sous l’ancien régime, de plus, le paysan est la victime élue de l’industrie. Mais ce n’est pas lui qui se déplace, c’est l’industriel qui va le récolter dans son village.
[Renvoi en pied de page :]
1/ c’est peut-être le cas après 1936. On a dit en effet que la reprise de l’exode rurale était provoquée par la loi des quarante heures.
[…] Pas d’atelier, pas de fabrique : chacun travaille chez soi. Un commis du patron va faire visite au campagnard, lui remet la matière première et lui prête les outils ; il revient à date fixe, paye le travail effectué, emporte le produit fini et va le vendre au marché.
Vous l’avez deviné : c’est une combine. Personne ne s’en cache d’ailleurs et le gouvernement la favorise ; il s’agit de tourner les règlements corporatifs. En somme l’inexpérience s’adresse de préférence aux paysans parce qu’ils ne sont pas protégés : il reste de donc libre de fixer lui-même le salaire, les conditions de travail et les prix […] Le but avoué de l’industriel est de briser une vieille institution organique – qui, en dépit de sa routine et de son particularisme, visait à défendre les intérêts du consommateur et du producteur – et d’empêcher, du même coup, la naissance d’une association nouvelle. La solitude de l’ouvrier en face du patron, vous voyez bien que ce n’est pas le simple jeu des forces économiques qui l’a produite : le patron l’a inventée, il a été chercher sa victime à domicile et il a créé une espèce spéciale de travailleurs […] Cet étrange personnage, demi-cultivateur et demi-ouvrier, tire ses revenus essentiels de la terre, il reste intègre à la famille, à la communauté féodale. Et, en même temps, sans même s’en apercevoir il inaugure des rapports neufs avec ses camarades de travail, qu’il ne voit jamais et son employeur qu’il ignore : les rapports de pure indifférence. […] »
[Folio n°4:]
« Le coup ne réussit qu’avec des sujets préparés : il faut des siècles d’industrie dispersée pour mettre le paysan dans l’état souhaitable : à partir de là une chiquenaude suffit à le détacher de son milieu rural. Pour les autres, pour ceux qui vivent exclusivement de la terre et qui, par conséquent, sont moins dépendants et moins pauvres, on a mis sur pied des opérations plus complexes. Ceux-là, il faut les ruiner, on s’attaque donc, cette fois, à la structure économique et sociale du paysannat. Les anglais, une fois de plus, donnent l’exemple […] : Les gueux, jetés par milliers sur les routes, cueillis par les gendarmes, enfermés dans les workhouses. Un mouvement plus sournois mais de même nature se développe, en France, de 1750 à 1850. En France aussi la communauté paysanne a ses pauvres et elle s’est organisée pour leur permettre de vivre : par les communaux, la vaine pâture, la glane. Cela revient à concéder aux indigents des droits sur la communauté entière : de fait le statut de la propriété demeure en partie féodal : il ne s’agit pas encore tout à fait de la possession absolue d’une chose par un homme mais d’un système extraordinairement complexe de relations entre les hommes à propos d’une chose. C’est ce système qu’il s’agit de briser. Au siècle précédent l’entrepreneur cherchait à la campagne des travailleurs qui échappèrent aux règlements tutélaires des corporations ; à présent c’est les traditions protectrices de la vie rurale qu’il veut liquider. Le moyen est simple : puisqu’on veut transformer les rapports humains des pauvres et des riches en simple relation d’indifférence, c’est-à-dire en voisinage inerte de choses. »
[Folio n°5:]
« Il faut amener l’homme à se définir par les choses, donc achever de liquider la propriété féodale et la remplacer par la propriété bourgeoise. Dès 1791, le droit des pauvres est aboli : les propriétaires peuvent à leur gré enclore et lotir les communaux. Naturellement les paysans riches seront complices. Les pauvres luttent assez efficacement au début et, pendant la Révolution, la loi de 91 reste lettre morte. Mais l’alliance des riches propriétaires et des bourgeois des villes fini par porter ses fruits : en 1850, les communaux ont entièrement disparu : et c’est la concentration des terres qui, vers la même époque, chasse les Picards vers les mines du Nord. D’autant plus que la transformation de la propriété entame une transformation de la culture. »
[Folio n°6]
« […] La bourgeoisie Européenne avait créé l’industrie du Nouveau Monde, celui-ci lui renvoie, en échange, des denrées alimentaires à bon marché. Les fermiers sont coincés : la hausse des prix est impossible ; mieux : même aux prix des bonnes années, leurs blés ne trouveraient pas preneurs. Vous dites que c’est une conséquence aveugle et nécessaire du progrès. Regardez-y mieux ; prenez, par exemple, le cas de l’Angleterre. Les Anglais, plus naïf ou plus dur, nous éclairent toujours sur les manœuvres des français : ils font les même et ils les appellent par leur nom […] Et puis, à part ça, la bourgeoisie ne voyait que des avantages à la baisse des prix : les masses se tenaient tranquilles, on avait pas besoin d’élever les salaires et l’exode rurale accroissait l’offre de main d’œuvre. Bref, l’industrie refusait la solidarité nationale et entendait n’avoir que des rapports de pure indifférence avec les travailleurs agricoles : avant même de les recueillir et de les diriger par particules discrètes, elle les traitait intentionnellement comme des masses. En France, l’opération fut freinée : les fermiers sont plus nombreux et plus puissants, ils imposèrent des mesures perfectionnistes […] »
The period when Sartre wrote « Les Communistes et la paix » (The Communists and Peace) marked the culmination of the philosopher’s companionship with the PCF (French Communist Party). The article, published in the journal Les Temps modernes in April 1954, is part of a series, since 1952, in which Sartre praises the Communist ideology. These same articles were also at the origin of the rupture, in July 1953, between Sartre and Merleau-Ponty (himself a member of the steering committee of Les Temps modernes). While Sartre advocated a quick reaction to events, sometimes to the detriment of reflection, Merleau-Ponty called for caution and a fundamental philosophical analysis, sometimes to the detriment of action.
Sartre ended up breaking definitively with the French Communist Party in 1956 after the crushing of the Budapest Uprising, without however renouncing his socialist ideals or his friendships with communists in other countries, notably Polish and Italian.
The present manuscript is related to the third part of « Les Communistes et la paix ». If the first three leaves (whose beginning and end are missing) form a sequence, the next three are isolated. The theme addressed, that of the history of the rural world oppressed by the bourgeoisie through the centuries, remains the same for the entire corpus. The publication in April 1954 in issue 101 of Les Temps modernes therefore makes it possible to date these sheets with almost certainty between the end of 1953 and March 1954.
Provenance:
B. & R. Broca collection
Bibliography:
Les Temps modernes, n° 101, avril 1954, p. 1731-1819
Situations, VI, problèmes du marxisme, 1, Gallimard, 1964, notamment p. 299 sqq.