Emile Zola dans l’Affaire Dreyfus


Pour la Lumière ou la défense de la vérité

Ce texte a été écrit par Zola au tout début de son exil, à Londres, le 19 juillet 1898, au lendemain du procès en cour d’assises qui s’est tenu à Versailles, le 18 juillet. Il aboutira à la condamnation du romancier. Ce texte a pour but de justifier son départ en exil, en offrant une réponse à tous ceux qui accusent alors Zola de fuir la justice. On connaît assez bien les circonstances qui entourent la rédaction de cet article grâce à différentes sources : la correspondance de Zola, le journal que l’écrivain a tenu pendant son exil (publié, plus tard, sous le titre de Pages d’exil), ainsi qu’une note que Bernard Lazare a laissée sur ces événements.

J’Accuse – L’Aurore, le 13 janvier 1898

Le procès de Versailles est le troisième procès en cours d’assises que Zola ait dû subir à la suite de la publication de « J’Accuse… ! » dans L’Aurore, le 13 janvier 1898. Le premier procès, le plus célèbre, au duré du 7 au 23 février. Il s’est déroulé devant la cour d’assises de Paris et a connu quinze audiences mouvementées à l’issue desquelles le romancier a été condamné, pour diffamation, au maximum de la peine possible : 3000 F. d’amende et un an de prison.

Clemenceau réclame la sténographie du procès Zola auprès de sa rédaction à L’Aurore

Le 2 avril, la Cour de cassation annule cette condamnation pour vice de forme. Un nouveau procès s’en suit devant la cour d’assises de Versailles, le 23 mai ; il n’a duré qu’une journée, l’avocat de Zola, Fernand Labori, s’étant immédiatement pourvu en cassation. Ce pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation, le 16 juin, ce qui a entraîné le troisième et dernier procès de Zola devant une cour d’assises, toujours dans cette année 1898. Cette fois, convoqué à nouveau à Versailles, le romancier est définitivement condamné, mais pour éviter que la sentence ne lui soit officiellement communiquée et ne prenne effet, il quitte Paris, le soir même, et s’enfuit pour Londres. Il a pris cette décision sur le conseil de Labori et de Clemenceau qui ont jugé une telle stratégie efficace, car elle leur permettait de gagner du temps, en suspendant l’exécution du jugement qui venait d’être prononcé.

Le Petit Parisien – Supplément littéraire illustré, 13 février 1898

Arrivé le 19 juillet au matin, à Londres, à la station de Victoria, Zola est descendu au Grosvenor Hotel, une adresse que lui a indiquée Clemenceau, au moment de son départ. Sur les registres de l’hôtel, il s’inscrit sous un faux nom, celui de « M. Pascal ». Au cours de la soirée, seul dans sa chambre d’hôtel, il écrit jusqu’à minuit un long article pour L’Aurore dans lequel il explique les raisons pour lesquelles il a quitté la France (comme indiqué dans ses Pages d’exil).
Le lendemain matin, le 20 juillet, Zola reçoit, au Grosvenor Hotel, son ami Fernand Desmoulin qui a voyagé pendant la nuit et arrive directement de Paris. Ce dernier vient le réconforter : il lui apporte des nouvelles de sa femme Alexandrine, ainsi que de Jeanne Rozerot et de ses enfants.

Le Grosvenor hotel à Londres, première escale de l’exil de Zola, ou il rédiga le manuscrit “Pour la Lumière”

Desmoulin est accompagné de Bernard Lazare qu’il a rencontré à la gare du Nord, au moment de son départ, et avec qui il a fait le voyage. Lazare, qui est envoyé par Clemenceau et Labori, est chargé d’une mission. Il a laissé un récit de cette rencontre dans une note qu’il a composée, à la demande de Joseph Reinach, sur son rôle pendant l’affaire Dreyfus. Zola lui apparaît un peu perdu, désemparé dans cette grande ville où il ne connaît personne. « Notre présence lui fit du bien, le regaillardit », observe-t-il. Et il ajoute cette remarque, qui concerne l’objet de son voyage à Londres : « J’étais chargé de lui expliquer pourquoi L’Aurore n’avait pas publié un large papier de lui qu’on trouvait imprudent. Il prit bien la chose et modifia ce qu’il avait à dire. » Le matin même, en effet, vient de paraître, dans L’Aurore, sous le titre de « Pour la preuve », un article signé du nom de Zola, mais rédigé, en fait, par Clemenceau. Bernard Lazare est chargé d’en montrer le contenu à Zola. Ce dernier se montre d’accord avec ce qu’on lui propose. Il remet à Bernard Lazare le manuscrit de « Pour la lumière ». Ce dernier repart pour Paris, en début d’après-midi, en emportant le texte avec lui.

Écrits dans la soirée du 19 juillet 1898, les cinq feuillets de « Pour la lumière » ont été composés dans une petite chambre située au dernier étage du Grosvenor Hotel, dans laquelle l’écrivain avait l’impression de se trouver comme dans une prison : « la fenêtre était barrée par la frise ajourée qui couronne tout l’immense bâtiment : un avant-goût de la prison », écrit-il dans ses Pages d’exil.

“De toute ma lettre au président de la République, on avait extrait savamment quelques lignes, limitant les poursuites uniquement pour empêcher la vérité de se faire jour sur l’affaire Dreyfus. Le plan était de me condamner tout en me bâillonnant.”

L’article propose une réflexion sur la série des procès qui viennent de se dérouler. Le cadre chronologique est précisé. À la fin du texte, une référence explicite est faite au procès qui vient de se tenir à Versailles : le terme « lundi », employé à deux reprises, désigne la journée du lundi 18 juillet. Retraçant l’année qui s’est écoulée, Zola évoque d’abord les « quinze audiences » du procès du mois de février. Puis il parle des deux procès qui ont suivi, devant la cour d’assises de Versailles. Le premier procès s’est tenu le 23 mai, alors que les élections législatives venaient de se dérouler (8-22 mai) ; il a eu lieu avant la réunion de la Chambre des députés et l’arrivée au pouvoir, le 28 juin, du cabinet dirigé par Henri Brisson, succédant à celui de Jules Méline. Zola fait ensuite allusion au discours de Cavaignac, le nouveau ministre de la Guerre, prononcé devant la Chambre le 7 juillet, discours suivi immédiatement par un affichage public, en raison de l’enthousiasme des députés qui ont cru, un instant, l’affaire Dreyfus enfin réglée. Mais les preuves avancées par Cavaignac n’avaient aucune valeur. Elles ont aussitôt été dénoncées comme fausses par Picquart. D’une manière ironique, Zola souligne l’aide que le ministre a ainsi apportée, sans le vouloir, à la « cause » dreyfusarde ! Il parle ensuite de l’arrestation d’Esterhazy, qui est intervenue, à la demande du juge Bertulus, le 12 juillet. La succession de ces événements fournit évidemment un argument de poids au romancier. Il est impossible, montre-t-il, de le juger dans la situation qui était la sienne après la publication de « J’Accuse… ! ». En quelques mois, l’affaire Dreyfus s’est profondément transformée. La justice doit tenir compte de ces faits nouveaux.

Lettre autographe signée d’Emile Zola se réjouissant de la révision du procès à l’automne 1898 – “La victoire est prochaine”

L’écriture de « Pour la lumière » ouvre ainsi, pour Zola, la longue période de l’exil qui va durer, pratiquement, une année entière. L’auteur de « J’Accuse… ! » a dû quitter la France. Il se trouve désormais à l’écart du combat. Bien qu’il ne soit pas d’accord avec les choix opérés par Clemenceau et par Labori, il accepte la situation, comme le montre l’accord qu’il donne à Bernard Lazare, dans la matinée du 20 juillet, en le laissant partir avec ces cinq feuillets qui ne seront jamais imprimés. Les dernières lignes de « Pour la lumière » expriment la douleur d’un homme qui se prépare à la longue épreuve de l’exil et qui proclame, une dernière fois, son amour pour la vérité : « Nous resterons les soldats impassibles du vrai, incapables d’une reculade, capables de tous les sacrifices et de toutes les attentes, les plus rudes et les plus anxieuses. »


Alain Pagès – 2020